6.
— Aucune trace de roues, annonça Kinhaku, penché vers le sol. Ils ne sont pas encore passés, je pense.
S’aidant des marques laissées par leurs prédécesseurs, les gôshi avaient conduit les ascensionnistes à travers la forêt avant de franchir une lande désertique. Ils avaient ensuite regagné le chemin à flanc de colline. Leur traversée s’était déroulée sans encombre : le yôma ne s’était pas montré, et ils n’avaient rencontré aucune difficulté particulière sur le parcours.
Le jour se levait. Les premiers rayons du soleil caressaient une brume légère. L’air était pur.
Kinhaku se tourna vers Gankyû.
— Ils ont été attaqués probable…
— Y a des chances, répondit sèchement Gankyû.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Rien. Le jour se lève. Campons ici. S’ils sont encore vivants, ils arriveront peut-être pendant qu’on dort. Je doute qu’ils soient assez futés pour savoir qu’en terrain dégagé il est préférable de marcher la nuit et de se reposer le jour…
Kinhaku acquiesça. Il s’attarda encore quelques instants, le regard pointé dans la direction où ils auraient dû apparaître.
Au loin, le chemin s’effaçait derrière la courbe d’une colline rocailleuse. Aucun nuage de poussière à l’horizon. Déçu, il se tourna vers Gankyû, déjà en train de choisir un endroit où s’installer.
— Un shushi reste un shushi… dit-il, un sourire aux lèvres.
Oui, les shushi sont bien différents des gôshi.
Tous les gôshi savaient que l’Ascension pouvait devenir terrible si le convoi perdait le Hôsû. Les nombreux récits qu’il avait entendus de la bouche des anciens ne manquaient pas d’en témoigner.
— Qu’est-ce qu’on fait alors ? vinrent lui demander quelques collègues.
Kinhaku leur ordonna d’installer le campement.
— Mais s’ils ne sont toujours pas là à notre réveil, on fait quoi ?
— Ça dépend. Même s’ils ont été attaqués, il y aura bien un ou deux survivants. Donc pour l’instant, on attend. Après, on verra.
— Il vaut peut-être mieux aller les chercher, non ? On pourrait envoyer quelques gôshi…
— Ferme-la ! lança Kinhaku en lui jetant un regard sévère. Si tu continues, on va perdre la protection de Shinkun !
Lorsque le soir tomba, personne n’était encore apparu.
Les gôshi décidèrent de passer la nuit sur place, malgré l’insistance de certains à reprendre la route. Ils attendirent encore toute la journée du lendemain. Mais en fin d’après-midi, alors que l’espoir de voir arriver des rescapés commençait à les quitter, ils aperçurent enfin une vapeur opaque s’élever au loin, au-dessus des reliefs. Le nuage se rapprochait en suivant la forme des collines. Tout le monde put voir les pierres qui déboulaient au bas de la pente jusqu’au fond d’une rigole asséchée.
— Ils arrivent !
Quelques cris de joie résonnèrent aussitôt. Une dizaine de personnes chevauchant des montures approchaient, et accélérèrent leur course lorsqu’elles aperçurent ceux qui les attendaient.
— Vous êtes les seuls survivants ? demanda Kinhaku dès qu’ils furent arrivés.
— Non. Il y en a encore derrière, répondit l’un d’eux, essoufflé.
— On a été attaqués par le yôma, dit un autre.
Kinhaku hocha la tête, l’air grave.
— Mais vous saviez que ça allait arriver, non ? Et les autres sont encore là-bas ?
— Oui, oui. Le groupe de Kiwa nous suit, intervint un troisième. Mais ceux qui étaient à pied…
Kinhaku se tourna vers lui.
— Vous les avez abandonnés !?
L’homme acquiesça de la tête. Kinhaku avait du mal à se contenir. Il fit claquer sa langue.
— Et la demoiselle ? Où est-elle ? Elle est encore en vie ?
— Je ne sais pas… Elle est peut-être avec Kiwa.
— Et il est où, Kiwa ?
— Il arrive.
— Non, dit un autre. Elle n’est plus avec Kiwa. Je l’ai vue descendre de sa voiture. Elle est retournée en arrière.
— Pour aller où ? Chercher ceux qui étaient à pied ?
— Oui, peut-être…
— Et le yôma ? Vous l’avez tué ?
— Mais non ! Comment on aurait fait ?
— Merde !
Kinhaku courut retrouver ses collègues.
— Que cinq gars restent ici. Dès qu’il fera nuit, vous rassemblez tout le monde et vous reprenez la route. Les autres, vous venez avec moi.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Le yôma. Ils l’ont pas tué.
— Tu veux dire que…
— Qu’il est derrière eux, oui ! Il a dû prendre goût à la chasse à l’homme. C’est plus facile que la chasse au yôma !
Il se tourna vers Gankyû.
— Et toi, le shushi ? Qu’est-ce que tu fais ? Apparemment, la demoiselle a eu pitié de ceux qu’ils ont laissés en arrière. Elle est allée les retrouver. Mais je sais pas si c’est pour les sauver ou pour pleurer en attendant la mort avec eux…
— Ça lui ressemble bien… dit Gankyû à voix basse, en laissant échapper un sourire. Je pensais me faire une partie de chasse en solo, mais si tu veux, j’accompagnerai les ascensionnistes avec tes collègues.
— D’accord, dit Kinhaku.
Rikô s’interposa.
— Gankyû vient avec vous, et moi aussi, fit-il.
— Hé, attends ! réagit Gankyû.
Rikô, souriant comme à l’accoutumée, ajouta :
— Viens avec moi, va…
— Je croyais que tu t’intéressais plus à elle ?
— Je n’ai jamais dit ça.
Gankyû poussa un soupir forcé.
— Tu m’as dit texto : « Shushô n’a plus besoin de moi. » C’est pas ça ?
— Si. Mais je me suis peut-être trompé. Je veux aller vérifier.
— Écoute. À l’heure qu’il est, le yôma ne doit plus être très loin. J’ai cru comprendre que tu n’avais pas l’intention de sacrifier ta vie inutilement, non ? Eh bien, moi non plus, je n’ai aucune envie de laisser ma peau en allant sauver celle d’un autre.
— Je ne te demande pas d’aller sauver quelqu’un. Je t’embauche, c’est autre chose.
Gankyû tordit la bouche, l’air ironique.
— Ah bon ? Et tu payes combien ? Je te préviens, c’est la moitié d’avance.
— Avec ça, ça ira ?
Rikô lui jeta les rênes de Seisai dans les mains et alla détacher le haku.
— Même en déduisant le prix du haku de celui du sûgu, je crois que tu ne fais pas une trop mauvaise affaire, non ? Allez, en route !